LE SACRE DU PRINTEMPS

 Cavalier bleu. A la fin de l’hiver, qu’importe qu’il fut éphémère ou capricieux, un petit événement vient rompre la routine de nos horizons plats et fermés. Il survient à la sortie de travail ou bien de tout autres lieux urbains inimaginables, à l’issue de la première journée ensoleillée après la pluie. La découverte de la débordante clarté du jour surprend et réjouit le parapentiste. En se dévoilant au grand jour, les gouttes de lumière qui jusque là perlaient en douce dans la pénombre, annoncent le retour des longs vols. On jubile à l’idée de réengager le bord d’attaque de sa voile dans les thermiques. Les noirs où tournoient des grappes de choucas indisciplinés et les bleus, invisibles et mystérieux, échappés des soulanes du Larboust et du Louron. On imagine aussi les amandiers en fleur se répandre aux creux des replis secrets de la Ribargorca et de la Sierra Montsec, encercler Isàbena, illuminer Alsamora. On ne pense plus qu’à s’élancer des terres ocres, où plus tard le blé lèvera et d’où parfois jaillit de nulle part la puissante odeur âcre des porcheries. 

Alors quand, de ce côté ci de la frontière, les jonquilles au diapason des floraisons délicates, envahiront les premiers sous bois déneigés, et que les eaux glacées dévaleront les montagnes, tandis qu’à l’opposé et montées des plaines chauffées à blanc, les brises souffleront le chaud et le froid dans nos vallées, il sera temps de se confronter aux conditions de printemps. Mais revisiter « l’architecture mobile des nuages », prête à redéployer ses bulbes flamboyants, a un prix que parfois nous payons très cher. A chaque début de saison ou presque, l’un de nous s’écrasera au sol, victime sacrificielle du Printemps pour avoir défié les lois de Nature. Une rafale de vent, soudaine et plus violente que les autres, le surprendra. Les forces aérodynamiques qui le faisaient voler, l’abandonneront. S’ensuivra dans le fracas de la voile, la chute à une distance du relief qui rend vaine l’ouverture du parachute de secours. Par expérience, la séquence est brève: Un fermeture, deux chute, trois impact. On peut compter jusqu’à cinq voire six. La masse d’air hostile jettera le pilote au sol, chevalier héroïque prisonnier du poids d’une armure qui sera sa perte. La chance a épargné la majorité d’entre nous, le sang froid de quelques uns aussi. Et tous, les pieds sur terre, faisons vœu de prudence. Mais rien ne peut résister au désir de voler dans l’air agité.

En début de saison, avant que la brise ne monte en puissance, nous irons dans le col du Portillon. Des Fonds de Burbe, nous gagnerons à pied le Mail de Cric qui sépare et émerge des forêts profondes du val d’Aran et du Luchonnais. A prés de 2000 m, l’estive plonge plein sud sur un versant abrupt incrusté de saillies rocheuses. Le promontoire domine le bassin du Portillon, avec en toile de fond, au sud, la crête frontière qui court du Bec du corbeau jusqu’au Seilh de la Baque et plein est, le Montlude; le Couserans, les Encantats et Andorre. La crête qui file au nord jusqu’au Burat, offre partout des départs d’aventure dans l’herbe tendre et la pente accueillante. 

A travers les bosquets de noisetiers, nous foulerons d’abord le tapis craquant des feuilles mortes transpercées de joncs verts et vifs. Puis le sentier filera à travers les chênes et les hêtres massifs pour se perdre à découvert sur les rondes pelouses. Nous serons portés par l’excitante promesse de savoir qu’après la marche laborieuse viendra le vol léger et frais. Ce sera le cœur battant, l’heure des plans sur la comète. A travers l’enchevêtrement des branches nues, aux variations du bleu du ciel, les têtes en l’air seront à l’affût. Parvenus à bon port, sur les pelouses parsemées de névés luisants, les sacs à dos se métamorphoseront en demi corolle. Un souffle d’air les gonflera et les traces des courses d’élan s’évanouiront dans le nouvel air.

A la lenteur terrestre et la tension contenue qui va crescendo du premier mouvement, succédera le second aérien, rapide et plein d’ivresse. https://youtu.be/yrhGmXY_wpk?t=70  : Rase le versant lumineux face au sombre bois de l’Ombre de Burbe. Extrais toi vite des abords hostiles des ravins de la Lit et de Teinte rouge. Traque les signes qui trahissent l’invisible ascendance: les tourbillons de feuilles et d’herbes sèches qui s’élèvent dans le ciel. Souviens toi que tu les a peut être foulées à la montée. Ne te laisse pas impressionner par ce rameau de fougère qui fuse devant toi et te met dans le souffle puissant du thermique.  Reste actif et vigilant sans te crisper si tu peux. Ne baisse pas trop la garde, va rejoindre la ronde des vautours fauves et exulte.

Après avoir toisé de haut les pelouses du décollage, nous mettrons cap au sud, vers le Mail d’Aoueran. Cernés de sommets encore figés par l’hiver, nous baignerons dans le bleu pur au milieu de cachemires étincelants. Ciel et terre se tisseront d’une même étoffe. Les nuages sembleront échappés de l’épais et soyeux manteau neigeux, faussement immobile, à l’éclat rehaussé de récentes chutes de neige. Aucun vent venu d’ailleurs, ne viendra troubler le cycle de l’eau et la convection au dessus des crêtes de la Serre des Cabales. Les ailes des plus téméraires plongeront, remonteront et tournoieront jusqu’à plus soif dans ce « bleu du ciel qui attire l’homme vers l’infini, éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel » (Vladimir Kandinsky 1911). Ce vol nous ramènera aux temps sans doute révolus, où, enfants immortels, nous entendions parler de neiges éternelles.

A nos camarades de vol disparus.

Fabrice Iché